Harmoniques
Nicolas Graner – Valentin Villenave

Sommaire

Personnages

PRUNE (soprano), 40 ans, sans domicile, sans profession définie.

FLO (mezzo), 29 ans, secrétaire de rédaction d'un magazine de photo.

MARC (ténor), 30 ans, marchand d'art.

BRICE (basse), 50 ans, philosophe.

GWEN (pianiste, homme ou femme. Ne chante pas mais prononce quelques répliques. Dans une production avec orchestre ce rôle est tenu par le chef.)

[L'action se passe de nos jours dans un lieu public en banlieue parisienne.]

Prologue

[Les quatre chanteurs se chauffent la voix en chantant des notes.]

MARC

la... fa... la...

FLO

do... sol... do...

BRICE

si... mi... si...

PRUNE

ut... ut...

Les notes s'intercalent et finissent par former une mélodie.

GWEN [entre, les interrompt en plaquant un accord sur le piano]

Ré !

[Fin du prologue]

Acte I

Scène 1 : Marc

MARC

Je me présente : je m'appelle Marc. Trente ans cette année. Pas de femme, pas d'enfants. Marchand d'art, je me flatte d'être esthète. Je vends des marbres grecs, des armes afghanes, des tecks de Java, etc. Je ne regarde pas à la dépense, l'argent ne me tracasse pas : l'art passe avant. Je cherche à percer l'essence, l'âme de ces artefacts.

Est-ce assez, en termes de CV ? Ah, excepté l'adresse : j'hab... Hmm. Je deme... Hmm. Je crèche... c'est ça, je crèche à Clamart, près de Par... de Par... Près de la cap... Ah, c'est agaçant ! De cette grande Babel de France appelée... Ah la la, ça me reprend. Bref, je crèche à Clamart, entre Vanves et Sèvres, c'est pas mal.

Ça me prend de temps en temps, ça : des termes m'échappent. Je m'arrête de parler, mes phrases se rétractent, le langage se carapate. C'est très étrange, et franchement énervant.

Ça me prend généralement en parlant. Et en chantant, ça fera le même bazar ? Je me le demande. Attendez, je tente l'expér... Hmm. La tentat... Ah la la. Je lance le test. C'est ça, je lance le test en chantant.

Genres musicaux : valse lente, java.

Je ne me sens pas malade
Ce n'est pas la débandade
Ma tête ne va pas mal
Pas trace de retard mental
 
Cependant c'est la galère
Ce travers me désespère :
Des termes, de temps en temps,
M'échappent, c'est embêtant.
 
Je ne semble pas capable
D'achever, c'est lamentable.
Mes phrases s'arrêtent, vlan !
En créant d'étranges blancs.
 
Ça me menace sans trêve
Ça me hante dans mes rêves
Ça me prend en bavardant,
En mangeant, en gambadant,
 
À la campagne, en vacances,
Chez ma mère et à la danse,
Et même en nageant le crawl
Ce n'est franchement pas dr...

Par exemple ! Même en chantant ça me reprend !

Et même en nageant le crawl
Ce n'est franchement pas dr...

Attendez, je prends de l'élan :

Et même en nageant la brasse
Ça me gêne et m'embarrasse
Et même en nageant le crawl
Ce n'est franchement pas dr... pas dr...

[accablé] C'est franchement pas marrant !

[Il se prend la tête dans les mains.]

Scène 2 : Marc, Flo

FLO [entre sans voir Marc]

Je me présente : je me nomme Flo. Je déteste mon prénom complet, Florence. Trente berges en octobre, et encore en solo. Je bosse chez Photo Hebdo, vers le centre de Colombes. Je collecte les photos, je coordonne les rôles des modèles, et je pose même de temps en temps.

Tel est mon sort, en gros. Oh, et mon logement : vers le pont de Bezons. Bezons, c'est ce gros bled près de P... De P... Comment... près de cette énorme métropole... Oh merde, je perds encore mes mots. C'est trop bête. Bref, Bezons c'est près de Colombes et de mon job, c'est très commode.

MARC [aperçoit Flo]

Ah ah ! Pas mal, la nana !

FLO [aperçoit Marc]

Oh oh ! Trop top, l'ostrogoth !

MARC

Chère Madame, je... je pense... je me demande... [à part] Ah, ça ne va pas, ça ! Dans ce genre de cas, ça ne passe pas ! Cette chance va m'échapper !

FLO

Mon bon lord, je donne... [à part] Oh non, les mots se dérobent ! Reprenons nos sens, remettons les choses en ordre, c'est le moment !

MARC

[à part] Allez, je tente ma chance : je chante ! Ça marchera, ça ne marchera pas... Je m'en remets à Allah !

Genres musicaux : tango, bossa nova.

MARC
Je me présente, je m'appelle Marc.

FLO [à part]

Oh, bonne mère, ce ton ! Ces notes sonores ! Les ténors m'ensorcellent. Tentons de répondre de même.

MARCFLO
Je me présente, je me nomme Flo.
Enchanté.
Honorée.
En esthète très cérébral
Je recherche, et je m'en régale,
Les grands talents, les belles âmes,
Et pas l'aspect charnel des dames.
[à part]
Cet homme rêve de Nobel,
Non de choper des top models.
Cessons donc de prendre des poses
Développons de fortes gloses.
[à Marc]
Comme je comprends vos propos !
Mettons notre corps en repos
Les mots sont le propre de l'Homme
C'est notre côté noble, en somme
Exactement. D'après les thèses de Descartes
L'âme tend à s'élever, la paresse l'en écarte
Notre corps est l'objet des forces de Newton,
Notre volonté crée le temps, selon Bergson
Le temps n'est pas créé par la pensée, à part
Dans le cas, je l'admets, des lettres et des arts
Le temps semble fort long lors des moments trop sombres
Les secondes s'égrènent, on en compte le nombre.
En opposé, le temps s'envole promptement
Lors des belles rencontres et des très bons moments.
Comme en votre présence, mon cher... mon cher... Ernest

MARC [sursautant]

Hé ! Je ne m'appelle pas Ernest !

FLO

Oh, désolée, mon cher Robert ! Non, mon cher Georges ! Non... C'est comment, ton nom ? Léon ? Roger ?

MARC [oubliant toute son affectation]

C'est étrange, t'as des tas de mecs dans la tête, apparemment. C'est des membres de ta smala, ces gars-là ? Tes parents ? Tes enfants ? Tes amants ? Admets-le franchement, c'est tes amants !

FLO

Oh non, non, je te le promets ! Je ne rencontre personne de ce nom ! Je cherche sottement ton prénom, ton cher prénom.

MARC

Je m'appelle Marc, tête sans cervelle ! C'est vexant de ne pas te le rappeler. Ça se prétend empressée, prête à s'engager, et ça n'a même pas cette parcelle de tact, ce zeste d'égards ?

[se rendant compte qu'il est allé trop loin, se reprenant]

Cependant, je l'admets, je te sens assez attachante. En ce sens, je te permets de tenter ta chance : déclare ta flamme ardemment et sans ambages, et je te prends dans mes bras.

FLO

Oh, mon Roméo ! Je te nomme solennellement mon... Mon frère ? Non, mon... Mon compère ? Mon pote ? Oh non, c'est trop modéré, trop modeste. Je tente de prononcer des mots tendres, de t'exposer mes pensées profondes, mes rêves dorés... Et je désespère : les mots s'envolent, se dérobent, se rebellent contre mes volontés. Je me sens tellement sotte ! Je te... Je te... Je te respecte ? Je t'honore ? Je te révère ? Oh, comment me remémorer des termes forts, relevés, corsés !

MARC [désabusé]

Allez, arrête là ce bavardage, ça ne prend pas. Je les repère sans mal, les femmes fatales sans états d'âme, partant à la recherche de mecs à se taper. Et ça m'agace grandement. Ce genre de garce, ce n'est pas ma tasse de thé.

FLO

Je te presse de te détromper ! Mes efforts sont réels. Certes, je perds mes mots de temps en temps. Est-ce péché mortel ? Mes pensées, elles, sont belles et bonnes. Je projette de convoler, de procréer, de fonder le fo... le dom... le « home, sweet home » de mes rêves !

MARC [à part]

Ces belles phrases m'enchantent, et en même temps elles ne me semblent pas franches. Je sens des réserves, de l'embarras. C'est tentant, c'est alléchant... Cependant je ne pense pas m'entendre avec elle pendant des années sans partager davantage. Entre ses phrases évanescentes et mes pertes de langage, c'est franchement mal barré. C'est tellement grave de se mettre en ménage sans être capable de se parler carrément et sans entraves.

Allez, assez ressassé ces pensées accablantes. Je tranche le cas avec regret. Je me barre. [il sort]

Scène 3 : Flo

FLO

Non, non, non, Flo, t'es trop conne ! Cet homme envolé, en colère, c'en est trop. Je rencontre ce mec trop cool, on s'entend très fort, en trente secondes on est comme des potes, je songe : c'est mon homme, je le sens, c'est le bon. Et, nom de nom, le temps de chercher mes mots, de me remettre son nom, le ton monte, l'homme se met en colère, c'est non et encore non. « Désolé, on s'est trompés, je renonce. » Et hop, gone forever ! Non, c'est trop bête.

Oh, les hommes, on en rêve, on les cherche, et on ne cesse de les sermonner, de les combler de reproches. C'est comme ce poème, ce genre de folk song... En v.o. c'est « women long for love ». Je le fredonne en v.f.

Genre musical : song rétro.

Les hommes rêvent de contempler
Mes mèches blondes [Note : selon l'interprète du rôle on peut remplacer blondes par sombres, d'or, ocre, vertes, folles, etc.]
Les hommes rêvent de bécoter
Mes lèvres roses
Les hommes rêvent de dorloter
Mes tendres formes
 
Les hommes se comportent en hommes, forcément
 
Les hommes rêvent de peloter
Mes tétons fermes
Les hommes rêvent de modeler
Mes fesses rondes
Les hommes rêvent de somnoler
Contre mon corps
 
Les hommes se comportent en hommes, forcément
 
Les hommes rêvent de dérober
Mes portes closes
Les hommes rêvent de posséder
Mes clés secrètes
Les hommes rêvent de consommer
Mon lot de pommes
 
Les hommes se comportent en hommes, forcément
 
Les hommes rêvent de me tromper
Chez les cocottes
Les hommes rêvent de me jeter
Je les encombre
Les hommes rêvent de m'enterrer
Comme les ombres
 
Les hommes se comporteront en hommes,
Encore et encore, forcément

Scène 4 : Flo, Brice

BRICE [à Flo]

Je me présente : Brice. Né en plein vingtième siècle. [Note : cette réplique convient pour les représentations ayant lieu jusqu'en 2050 environ. Entre 2050 et 2080, il dira : « né en dix ». Entre 2080 et 2110 : « né en trente-six ». Ensuite, on avisera.] Je vis retiré en ermite près d'ici, j'évite de venir en ville. Je vis très chichement : je vends des remèdes dérivés des médecines de Chine et d'Inde. Et je réfléchis, enfin, je médite. Je me dis héritier des Templiers, disciple des derviches, inspiré des Jedis.

FLO [ironique]

Très honorée de cette noble rencontre.

BRICE

Tes lèvres semblent pincées. Je sens des réticences. Si je te gêne, dis-le, et je me tire d'ici.

FLO

Non, c'est bon, reste. Mon nom est Flo. Je te semble grognon ? C'est mon problème.

BRICE

Je repère les gens tristes, et je tente de rendre service, même si c'est difficile...

FLO

Désolée, mon problème sort de tes compétences.

BRICE

Le décider si vite, c'est excessivement pessimiste. Et si je relève le défi ? Je t'en prie, chère petite, dévide le fil de tes misères.

FLO

Oh non, c'est trop long. Conter longtemps des choses personnelles, c'est très enn... très monotone.

BRICE

Eh bien, écris tes idées en vers. Même les petits riens deviennent expressifs, mis en rimes.

FLO

C'est drôle, comme concept. OK, je commence.

Genre musical : disco.

FLOBRICE
 
Gosse précoce, vers mes onze étés
Je me berce de rêves pervers
Petite fille très éveillée
Je me berce de rêves perversElle se berce de rêves pervers
 
Dès mes formes développées
Je prends des mecs, je me rends femme
Virginité vite dissipée
Je prends des mecs, je me rends femmeElle prend des mecs, elle se rend femme
 
J'offre mon corps, je tombe les hommes
Je célèbre le sexe en fête
Grisée d'exciter le désir
Je célèbre le sexe en fêteElle célèbre le sexe en fête
 
Je dévore les bons moments
Je révère le temps présent
C'est le printemps et c'est l'ivresse
Je révère le temps présentElle révère le temps présent
 
Folle de mon corps trop longtemps
Je rejette les serments éternels
Privilège de femme libre
Je rejette les serments éternelsElle rejette les serments éternels
 
En ce moment, proche des trente,
Je rêve d'entente pérenne
Peinée de se sentir vieillir
Je rêve d'entente pérenneElle rêve d'entente pérenne
 
Je projette de convoler
De me régler et d'être mère
Il vient l'envie de s'investir
De me régler et d'être mèreDe se régler et d'être mère
 
Oh, comment rencontrer l'homme honoré
D'être le père de mes bébés !
Il est si difficile d'être digne
D'être le père de mes bébés !D'être le père de ses bébés !
 
L'homme bon, fort, noble, cool, drôle, sobre,
Tendre, zen, leste, ferme et fervent
Existe-t-il, ce phénix pressenti
Tendre, zen, leste, ferme et ferventTendre, zen, leste, ferme et fervent

BRICE

Tes exigences excessivement élitistes te minent, chère petite. Hier, minette libertine, féministe invétérée limite intégriste, je méprise les fils d'Ève : je m'en sers brièvement et je les jette. Présentement, c'est l'inverse, le revirement : les rêveries irréelles, le désir de mec divin, infiniment splendide. Révise tes exigences, fixe-les entre ces extrêmes, reste réceptive en dépit des petites déficiences des mecs réels, et vivre devient simple ! Tisser des liens intimes nécessite de digérer les péchés minimes, les vices infimes des gens.

FLO

Ton long topo me remémore les propos de mon tonton Nestor. Le même ton de prof complètement démodé.

BRICE

C'est très bien de persifler et de dénigrer les enseignements des vieilles gens. N'empêche, réfléchis bien et cherche sincèrement si tes expériences précédentes entérinent mes dires. Je ne prêche rien d'inédit, simplement des évidences tirées des sciences de l'esprit.

FLO

Bof... Mettons. Je te le concède, mon rejet est trop prompt. Je le gomme et je tolère d'entendre tes leçons. Reste le problème de fond : c'est trop complexe de s'entendre réellement, profondément entre hommes et femmes. Les mecs sont trop fermés et bornés.

BRICE

Derrière ce verdict d'ensemble très incisif je devine l'emprise de ressentiments ciblés. Ici, « les mecs » désigne-t-il l'entièreté de l'espèce ? Des zigs précis ? Tes ex-flirts ?

FLO

L'ensemble des objets de mes rencontres, et j'en compte des tonnes. En ce moment même, je sors de rencontrer l'homme de mes rêves, et ce cochon rompt dès le commencement de l'épopée.

BRICE

C'est limpide. Tes sentences définitives censées refléter des décennies d'expérience expriment simplement le dépit de cet incident récent.

FLO

Comprends mon énervement : le prétexte de son renoncement est tellement bête !

BRICE

Dis-le ?

FLO

Je tente de me remémorer son prénom et je me trompe.

BRICE

Négligence bien vénielle...

FLO

Et comment ! Son comportement est complètement cloche.

BRICE

Reste ici, je reviens. [à part] Si je devine bien ses sentiments, il est resté près d'ici. [il aperçoit Marc en coulisses] Tiens, bien dit : le zig derrière cette entrée, c'est évidemment le même. [appelant] Hé, Messire, je te prie de venir vite ! Hi Sir! I didn't expect this visit, I'm delighted. Bitte mein Herr! Ich kenne Ihnen nicht. Wie heissen Sie?

Scène 5 : Flo, Brice, Marc

MARC [entrant, hautain]

Ne perds pas de temps, je ne parle pas l'allemand.

BRICE

Je m'en fiche, l'essentiel c'est de venir ici.

MARC

Parle, et tâche d'être bref. J'exècre les bavardages.

BRICE

Finis tes chichis et entends ceci. Je te présente cette fille bien digne d'estime. Ces temps-ci elle est triste, et je pense discerner le germe de cette tristesse. Je te défie de le deviner.

MARC [reconnaissant Flo, reprend un ton direct]

Me prends pas la tête avec tes salades. Elle casse pas les pattes à des canards, cette nana. Elle est tellement bêtasse ! Je m'appelle Marc : c'est bref, c'est banal, n'est-ce pas ? Sache-le, elle n'est même pas capable de se le rappeler.

BRICE

Et inversement ? Si je te dis de désigner cette fille, de réciter ses titres ? C'est simple ?

MARC

Certes, sans mal. Elle s'appelle... Hmm... Elle s'appelle... Barbara ? C'est pas ça, c'est bref, ramassé. Anne ? Ève ? Attends, ça démarre par F, ce me semble. Fernande ? Ah, je me rappelle : France. Elle s'appelle France.

FLO [furieuse]

C'est censé être drôle, ces sornettes ? Mon nom, c'est Flo. C'est trop long, trop complexe, Flo ? Non, t'es réellement trop con.

BRICE

Venez ici, mes chéris. C'est insensé de se jeter des invectives entre gens si gentils et intelligents. Je pense détenir le secret de l'entente réelle. Répétez fidèlement mes dires et vérifiez-en l'effet.

FLO

OK, tentons le sort.

MARC

Je m'en remets à ta sagesse.

Genres musicaux : oratorio, chanson française traditionnelle, milonga.

BRICEFLOMARC
 
Dites bien ceciRépétons ces motsRabâcher cela
Restez précisComme en échoNe m'emballe pas
 
Je te dis mes envies, mes désirs
Je te conte mes volontés, mes effortsJe te narre mes attentes, mes demandes
 
Je devine tes idées sensibles
Je comprends tes propos profondsJe partage tes schémas élégants
 
Dites bien ceciRépétons ces motsRabâcher cela
Restez précisComme en échoNe m'emballe pas
 
Je médite tes titres, tes mérites
Je contemple tes fort bons côtésJe regarde tes grands avantages
 
Je m'entiche de l'esprit d'élite
Je gobe ce corps de RoméoJe m'attache à cette âme exaltée
 
Dites bien ceciRépétons ces motsRabâcher cela
Restez précisComme en échoNe m'emballe pas
 
Je décide de tisser des liens
Je m'efforce de former des rencontresJe tâche de lancer des amarres
 
Je dessine le destin de ces vies
Je compose le sort de ces personnesJe présage l'après de ces âges

BRICE

[À part.] Je ne pige rien de rien. Ils semblent sincèrement tenter de répéter mes dires, et ils disent des vers entièrement différents. C'est le bide terrible. [Haut] Hé, mes petits serins, venez ici. Si cette première expérience est tristement stérile, l'échec n'empêche en rien de persévérer. J'en retire cet enseignement essentiel...

MARC

Et blablabla, et patata... Assez de belles phrases, arrête ! Ta verve ne permettra pas de régler ces tracas.

BRICE

Si, si, je persiste et je signe. Des exercices très simples permettent de se mettre en prise directe, d'éviter le piège des évidences fictives et de relier effectivement les esprits.

FLO

Non non, on perd notre temps. Personne ne se sent concerné. Ce gros porc cherche bonnement de brefs moments de bon temps. Se projeter vers le long terme, c'est trop d'effort. Nos projets sont comme opposés. Même nos mots sont hétérogènes. Comment espérer se fondre ensemble ? Désolée, je renonce.

MARC

Attends ! Ne me lâche pas !

BRICE

Reviens !

[Flo sort.]

Scène 6 : Brice, Marc

MARC

Caramba ! Ça ne s'arrange pas.

BRICE

C'est triste de se vexer si vite et de rejeter les vélléités d'entente. Enfin, rien de définitif, me semble-t-il. Le temps de réfléchir et elle revient te chercher, je te le prédis.

MARC

C'est pas gagné. Je le sens assez mal.

BRICE

Des bêtises, je te dis. Cette entreprise est très bien enclenchée. Je t'envie même légèrement. Elle est très belle, cette fille.

MARC

Très belle, certes. Et même rebelle.

BRICE

Et, mine de rien, elle est bien gentille.

MARC

Elle n'est pas réellement méchante, je l'admets.

BRICE

Eh bien, dis-le directement : elle est gentille.

MARC

Ça va, je te le répète : elle n'est pas méchante. Ça a le même sens. Ne m'embête pas avec ça.

BRICE

Je me permets d'insister. Si je te prie de répéter précisément mes termes, je t'embête ?

MARC

Exactement. Je parle avec mes phrases et ça m'emmerde d'en changer. C'est assez net ?

BRICE

Très net. Et plein d'enseignements. Si je pige bien, tes termes préférés t'évitent de te servir des miens, estimés pénibles.

MARC

Dans l'ensemble, c'est ça. Hélas, ça va même par-delà les agréments et les préférences. C'est carrément le barrage. Des phrases me restent là, [il montre sa gorge] en travers de la g... En travers de la g... De la gargamelle.

BRICE

Tiens, tiens. Et ces termes indicibles restent éternellement les mêmes ?

MARC

Je me le demande. J'en passe davantage en chantant, ce me semble.

BRICE

Sincèrement ? Je péris d'envie d'en entendre des exemples !

MARC

Pas de tracas, je me balade en général avec des tas de pages de chants dans les bras. [Il sort de son sac des chemises contenant des partitions.] Delerm, Bénabar, Raphael ?

BRICE

Ils ne me disent rien.

MARC

Attends, je change d'âge : Brassens, Brel, Ferré ?

BRICE

Je préfère Brel.

MARC [montrant la chemise marquée « Jack Brel »]

Ça marche. Je cherche ma préférée. Les Flamandes... Ces gens-là... La valse à cent temps...

BRICE

Mille temps !

MARC

Pas le temps, je m'arrête à cent. Jef... Ah, c'est celle-là : Amsterdam.

BRICE [à part]

Je me méfie... Je pressens le pire.

Genre musical : pastiche.

MARC
 
Dans la rade d'Amsterdam
Des tas de matafs chantent
Car des rêves les hantent
En partant d'Amsterdam
Dans la rade d'Amsterdam
Des tas de matafs crêvent
Chargés d'ale et de drame
Et la clarté se lève

BRICE

[à part] Il est en plein délire ! [haut] Merci, merci ! C'est très bien, c'est splendide.

MARC

C'est élégant, n'est-ce pas ? Attends, je te chante celle-là, elle n'est pas mal dans le genre.

MARC
Ne me lâche pas
Ça va s'effacer
Je pars effacer
Ça s'en va déjà
Effacer le temps
De la mésentente
Le temps de l'attente
En se demandant
D'effacer ces phases
De recherches blêmes
À étrangler même
L'âme de l'extase
Ne me lâche pas
Ne me lâche pas
Ne me lâche pas
Ne me lâche pas
 
Je pars te chercher
Des perles de mer
Venant de déserts
Âpres, desséchés
Le sel de ma terre
Après le trépas
Parera tes appas
D'éclat et de fer
Règnera sans trêve
La céleste flamme
La céleste femme
Déesse de rêve
Ne me lâche pas
Ne me lâche pas
Ne me lâche pas
Ne me lâche pas

[L'accompagnement instrumental se poursuit pendant les répliques suivantes.]

BRICE [à part]

De pire en pire, et c'est rien de le dire. Ces vers ne signifient rien. Tristement risible, en vérité.

MARC

Même en parlant bas, je t'entends, va. Ça ne te gêne pas de me descendre en flammes ? T'es même pas cap' de la reprendre en marche, espèce d'âne.

BRICE

Chiche... [Il prend la partition.]

BRICE
Ne me retire rien
Mes termes inventés
Mes termes insensés
Interprète-les bien
Je viens ici dire
Les vies des chéris
Vivement repris
Des premiers désirs
Entends le récit
Terrible et intime
De ce prince victime
De t'être interdit
Ne me retire rien
Ne me retire rien
Ne me retire rien
Ne me retire rien

MARC

Hé, ça rend pas mal avec ce phrasé. [sortant une autre partition] Regarde celle-là, elle est déjà présentée avec des arrangements d'ensemble. Ça te tente de chanter la basse ?

BRICE [regarde la partition]

Cette ligne est limpide, elle se déchiffre très simplement. [Il compte les temps pour donner le départ à Gwen.] Eins, zwei, drei, vier.

MARC [tente de l'arrêter]

Attends ! C'est de la valse, ça se chante à...

[Gwen joue un accompagnement de valse, à trois temps. Brice chante un twist, à quatre temps. Marc essaye de le ramener dans le bon rythme en chantant plus fort que lui. Il en résulte une cacophonie.]

Genre musical : ad lib.

BRICEMARC
C'est le twist en six temps
C'est la valse à sept temps
Il prend si bien le temps
Ell' prend déjà le temps
Il prend si bien le temps
De venir entretemps
De reprendre en chantant
Ressentir le printemps
Les sentences d'antan
C'est le twist en six temps
C'est le twist en vingt temps
C'est la valse à trente ans
Et le twist en vingt temps
C'est très impertinent
Et la valse à trente ans
C'est très entreprenant
Il sert intimement
Les pensées des fervents
Ça permet à l'amant
De passer à l'avant
C'est le twist en cent temps
C'est la valse à cent ans
C'est le twist en cent tempsC'est la valse à cent ans
C'est le twist en cent tempsC'est la valse à cent ans

BRICE

[à part] Pitié, pitié ! C'est sinistre. [à Marc] Très bien, je te remercie de ces excellents petits exercices. Et tes pressentiments se vérifient : ni empêchement, ni réticences, le débit est bien réglé.

MARC

Ça, c'est le hasard. De temps en temps, par chance, je déballe des phrases en rafale sans embarras. Hélas, ça s'arrête v... v...

BRICE

Vite ?

MARC

C'est ça. Et les tracas rev... rev...

BRICE

Reviennent ?

MARC

... revêtent des caractères très pén...

BRICE

Pénibles ?

MARC

... pénétrants. Merde, arrête de parler à ma place, ça m'agace ! [se reprenant] Ah là là, ne le prends pas mal : dans ces cas-là je m'énerve sans prétexte val... val...

BRICE

...lide ?

MARC

...lable ! Allez, je préfère en rester là, je me casse. Enchanté de ce charmant tête-à-tête.

BRICE

Le Ciel te bénisse.

MARC

Amen.

Scène 7 : Brice

BRICE

C'est terrible cette infirmité. Il tente de répéter mes exemples, des termes très simples, et il émet des inepties. Il dit... si je retiens bien... Si je dis "elle est très belle", il répète vite et bien. Si je dis "elle est gentille", il rectifie en : "elle n'est..." Je sens des frémissements d'intelligence, d'infimes indices. Les lettres... le secret de l'énigme réside entre les lettres. Mes lettres, les siennes... Évidemment, c'est difficile de s'entendre, de se sentir bien ensemble, si des règles très rigides interviennent. Cette idée mérite d'être mise en perspective et méditée sereinement.

[Il se met en position de méditation.]

Je respire... Je respire lentement... Je respire pleinement...
Je m'emplis et je me vide, je m'emplis et je me vide.
Je m'emplis les veines, je me vide l'esprit.
Je m'emplis d'énergie, je vide mes ressentiments.
Mes nerfs se détendent. Mes membres ne pèsent rien.
Je sens les esprits éthérés m'étreindre.
Je pénètre le cercle divin.
J'entends mes sens s'éveiller.
Je m'imprègne de tintements célestes.

[On entend de la musique au loin.]

Belle pièce ! Difficile de l'identifier... Si, si, je devine : c'est ce lied splendide tiré de « Winterreise ». Le titre... le titre me revient : « Irrlicht ». Ceci, c'est le remix de Liszt. Le texte primitif dit :

Genre musical : lied.

In die steilsten Felsentiefen
leitete mich ein Irrlicht hin:
Wie ich meinen Weg wieder finde
liegt nicht schwer mir in dem Sinn,
liegt nicht schwer mir in dem Sinn.

Je regrette de desservir ces lignes si expressives : elles nécessitent le registre et le timbre de Silveri, de Metternich, de Peter Schreier !

[La musique change.]

Hé, c'est différent !

[Différents extraits s'enchaînent. Brice les nomme au fur et à mesure et en chante certains.]

Féerie de Bizet.
Petite pièce de Grieg.
Twist de Gillespie.
Divertimenti véristes de Bellini.
Singspiel sériel de Berg.
Intermezzi de Penderecki.

Brindisi de Verdi :

Vin, dissipe cette tristesse
Je me sens dépérir
J'envie les rêves de l'ivresse
Et l'impertinent rire
Bel élixir de liesse
Verse l'ivresse
Viens remplir mes désirs
Cher élixir

« Wintertime » de Gershwin :

Wintertime
When the livin' is severe
Fish is freezin'
While the ice is piled high
 
This sire is rich
While his girlfriend's ever smiling
Be silent little child
Never weep

[Le rideau tombe lentement pendant le dernier morceau, ou Brice sort en chantant. Gwen reste visible.]

Scène 8 : Gwen

Je m'emmerde !

Je m'emmerde, c'est dément !

Et les bêlements de ces benêts me stressent. Le texte des scènes est excellent, les thèmes très enlevés... L'emmerdement, c'est ces gens ! Je les déteste. Les mecs, c'est des dégénérés. Et cette nénette, elle m'énerve ! Elle est perverse, je le sens... Bref, c'est l'enfer. Je regrette tellement d'être membre de cet ensemble, cette espèce de secte ! Je m'en repens sévèrement.

Bref, je cesse de pester. Présentement, c'est le temps de se détendre. Excellent. Je cherche les vécés, je me déleste et je reprends.

[Gwen sort.]

Acte II

[Même lieu, quelques jours plus tard.]

Scène 9 : Prune

PRUNE [entre, tenant un sac en papier genre « fast-food ».]

Surplus du Flunch : un must ! Un futur brunch. [Elle regarde chaque mets dans le sac avec espoir puis le repose, dégoûtée.] Du hummus sur un bun... dur. Du bulgur turc... cru. Un umbus... brun. Hum, un mug ! Du rhum brut ? Du punch ? Un cru pur ? Zut, du jus ! Nul !

[Entendant Gwen qui revient.] Chut ! Un gugus !

GWEN [apercevant Prune, à part.]

Et merde ! Des gens en réserve ! Le même genre de nénette, ce me semble... Je pressens le : « Je me présente... »

PRUNE

Je me présente : Prune.

GWEN [à part, avec accablement.]

Cessez, je me rends !

[Gwen se remet au piano.]

PRUNE

Je demeure rue des Fleurs, vers le centre de Suresnes. Je crèche textuellement rue des Fleurs, c'est le terme juste : cette rue me sert de demeure. Ce n'est guère luxueux, entendu, c'est même très dur d'être SDF, seulement je le prends tel quel, je l'endure.

Les gens se prétendent vertueux, généreux... C'est juste du bluff, tu m'entends, des légendes. Tu veux des preuves ? Que je t'énumère mes épreuves et mes revers ?

Née d'un père buveur démesuré et d'une mère fumeuse d'herbe et de trucs suspects, je perds les deux très jeune. Je suspends mes études de lettres et je me mets en quête d'un mec en mesure de me rendre heureuse. Dès le début, deux tests, deux échecs : un emmerdeur et une brute. Sur ce, je repère le gus de mes rêves : Hubert, un bel éphèbe genre brun ténébreux super musclé. Je le subjugue, c'est l'entente suprême, l'éden. Seulement le rêve dure peu. L'été venu, je l'emmène sur un trek en Suède. Un belvédère, une vue superbe, Hubert se penche, chute de trente mètres et se tue. Je reste veuve, tenue de me sustenter seule. Je cherche un recrutement, je me démène : deux cents lettres et CV ! Je me présente sur des sujets déments : pêcheuse de perles, vendeuse de stèles funèbres, éplucheuse de tubercules, éleveuse de buffles, dresseuse de serpents, chef d'un cercle de jeux, et même meneuse de revue nègre. En pure perte. Effet nul. Le seul truc que veulent les entrepreneurs et les recruteurs chez les femmes, je te jure, c'est qu'elles leur prêtent leur cul.

Présentement, mes revenus se résument en quelques heures mensuelles d'enquêtes sur des pubs télé, très peu rémunérées. Et pute le reste du temps.

Dès que je récupère un peu de thune j'écume les clubs de blues. C'est mes heures de détente, les seules dépenses un peu superflues que je peux me permettre. Je ne me délecte plus guère des tubes célèbres et un peu désuets des débuts. Ce que je préfère, c'est le neuf, les succès les plus récents. Même seule je peux les répéter des heures et des heures. Un exemple :

Genre musical : blues.

Entendez le blues des gueux
Les hurlements, les murmures
Des humbles et des ténébreux
Ce beuglement tumultueux
N'est qu'un relent de blessure
Entendez le blues des gueux
 
C'est le vengeur des lépreux
Des exclus et des crevures
Des humbles et des ténébreux
Entre les pleurs vénéneux
Et les huées des enflures
Entendez le blues des gueux
 
C'est le pus des ulcéreux
Les verrues et les gerçures
Des humbles et des ténébreux
Le déferlement de ceux
Que les règlements censurent
Entendez le blues des gueux
 
Culs-terreux, péteux, merdeux,
Tremblez d'humer ce qu'endurent
Les humbles et les ténébreux
Chefs suprêmes, ducs et preux,
Prêcheurs en veste de bure,
Entendez le blues des gueux
Des veufs et des ténébreux

Scène 10 : Prune, Flo

[Flo est entrée pendant la fin de la chanson.]

FLO

Elle est belle, cette mélopée. Les notes sonnent et les mots sont forts.

PRUNE

C'est le blues des gueux, un succès récent venu du Tennessee. Tu veux que je le reprenne du début ?

FLO

Non, c'est bon. Je l'entends encore résonner. Ces mots m'ont pénétrée profondément.

PRUNE

En effet, tu me sembles très émue. C'est seulement l'effet du blues ?

FLO

Oh non, c'est l'écho de mes problèmes personnels. Je rencontre des temps moroses, sombres comme ton poème.

PRUNE

Tu es jeune, belle, sûrement très futée, qu'est-ce que tu veux de plus ?

FLO

Je te répète : c'est perso. En ce moment je me morfonds, je m'enfonce.

PRUNE

Règle une : dès qu'une jeune femme est d'humeur funeste, cherchez le mec ! Je présume qu'un jules te rejette, que tu restes seule et que tu te désespères. Peut-être qu'une pucelle s'est présentée, le cul en feu, et le mec t'éjecte en vue de se ruer sur elle ? C'est juste ?

FLO

Grosso modo... Côté homme, rejet, regrets, le compte est bon. Côté donzelle, rencontre, enjôlement, non, honnêtement, je n'observe personne de ce genre.

PRUNE

Tu en es sûre ? C'est heureux. Et quel est l'élément déclencheur de cette rupture ? Une mésentente sexuelle ? Une querelle sur le budget ? Une belle-mère revêche ? Un déjeuner brûlé ?

FLO

Non, non, t'es folle, c'est complètement erroné ! Je te donne le contexte : notre rencontre s'est opérée très récemment. On se cherche encore, on s'observe, on explore... Notre problème, c'est les mots. On énonce de belles choses, on répond, on progresse, on semble près de se comprendre... et hop, le mot se dérobe, s'envole, on reste le bec clos et le flot se dessèche, le cordon se rompt. On se sent trop con, c'est mortel.

PRUNE

Tu suggères que les seuls empêchements, les seules embûches, c'est que des termes restent rentrés, refusent d'être entendus ? Quelle erreur ! Une telle réserve n'empêche nullement de s'entendre et de demeurer ensemble. Le verbe, c'est du superflu. Je veux te révéler un secret : prendre un mec, c'est le même truc que prendre un furet. Dès que leur queue se dresse, tu l'enserres fermement et tu ne desserres plus !

FLO

C'est censé être ton secret personnel ? Non, je rêve, t'es trop drôle... Bon nombre de femmes le possèdent, ce secret, je te promets. Les potes se le donnent dès le collège. En colo, entre gonzesses on se projette les pornos préférés de nos mecs. On recherche des poèmes de sexe et même on en compose.

PRUNE

Tu peux m'exhumer quelques vers sexuels de tes réserves ?

FLO

Oh, je pense...

Genres musicaux : soul, punk rock, zouk.

FLOPRUNE
Je cherche des poses
Modernes et drôles
Et je te propose
Ces formes fofolles
Le dos de cochon
Le gros polochon
Et les vers de terre
 
Emmêlons nos corps
Et tentons encore
Le bock de rosé
Le bonbon osé
Je te cède en plus
Mes trucs les plus crus :
Le mur de culbute
Le sculpteur de flûte
Le dos de cochon
Le gros polochon
Et les vers de terreEt les vers de terre
 
Je te sens en forme,
Restons donc hors-norme :
Le bécot félon
Le choc de tromblon
Le fumeur velu
Le nez de merlu
Le bock de rosé
Le bonbon osé
Le mur de culbute
Le sculpteur de flûte
Le dos de cochon
Le gros polochon
Et les vers de terreEt les vers de terre
 
Prolongeons l'effort,
Mon tendre trésor :
Le bol enfoncé
Le porc désossé
Les feux de recul
Les flèches d'Hercule
Le bécot félon
Le choc de tromblon
Le fumeur velu
Le nez de merlu
Le bock de rosé
Le bonbon osé
Le mur de culbute
Le sculpteur de flûte
Le dos de cochon
Le gros polochon
Et les vers de terreEt les vers de terre
 
Quelle belle gerbe
De gestes superbes !
Le déjeuner russe
Le dresseur de puces
Le monstre d'Écosse
Le boléro corse
Le Turc enrhumé
Le punk déplumé
Le bol enfoncé
Le porc désossé
Les feux de recul
Les flèches d'Hercule
Le bécot félon
Le choc de tromblon
Le fumeur velu
Le nez de merlu
Le bock de rosé
Le bonbon osé
Le mur de culbute
Le sculpteur de flûte
Le dos de cochon
Le gros polochon
Et les vers de terreEt les vers de terre
Et les vers de terreEt les vers de terre

Scène 11 : Prune, Flo, Brice

BRICE [entre et voit Flo]

Chic, elle est ici !

FLO [l'apercevant]

Oh, je rencontre encore ce bonhomme. [À Brice] Hello, je te présente... [À Prune] C'est comment, ton nom ?

PRUNE

Prune.

BRICE

C'est très mimi.

PRUNE

Et tu es... ?

BRICE

Brice. [À Flo] Je viens te dire ceci : tes petites misères et tes prises de bec m'intéressent. Je tente de discerner le germe de tes bisbilles. Mes recherches se précisent et j'espère identifier des remèdes. Il est essentiel de réfléchir en termes de lettres et de mener des expériences strictes.

FLO

Tes propos me semblent complètement désordonnés. Expose donc ton projet nettement.

BRICE

Je préfère vérifier différents exemples. Prends le terme « zig ». Il désigne le genre viril. Répète-le, je te prie.

FLO

Comment ? Répéter le mot... le mot z...

BRICE

Visiblement, cet exercice est difficile. Je le révise légèrement. Dix, vingt termes différents présentent sensiblement le même sens et permettent d'exprimer cette idée de « zig ». Réfléchis bien, et cite tes préférés.

PRUNE

Le plus usuel, c'est sûrement « mec ». Seulement je préfère des termes plus désuets : gus, jules, hurluberlu...

FLO

Le mot mec, OK. Le reste, c'est trop démodé. Et « homme » ? C'est commode, non ?

BRICE

Bien dit ! Mes thèses se vérifient, c'est limpide ! J'identifie enfin distinctement les clés des échecs répétés, le secret des entretiens déficients. Entends bien ceci : l'esprit des gens — le tien, le mien — se fixe des limites et néglige des lettres. Des milliers de termes nécessitent ces lettres et restent inhibés, stériles. Indirectement, les pensées mêmes s'expriment différemment, deviennent privées, distinctives, indicibles. Ce descriptif te semble imprécis ? Je reprends l'exemple précédent. Si je dis « zig », j'exprime cette simple vérité : le I m'est permis. Implicitement, je m'interdis le reste des lettres (excepté le E, évidemment). Ce n'est ni délibéré, ni explicite, je respecte cette règle d'instinct. Elle est terriblement intense, irrésistible.

PRUNE

Tes vues me semblent justes. Je me sers fréquemment du terme « jules ». Je prends un peu de recul et je suppute que je peux seulement user du U et du E.

FLO

Comme je préfère le mot « homme », selon ton théorème mes lettres personnelles sont le O et le E ?

BRICE

Précisément. Et « zig », c'est simplement le premier exemple. L'expérience se répète indéfiniment. Tiens, si je te dis « ficelle » ?

FLO

Je réponds... « corde ».

BRICE

Dix ?

FLO

Onze.

BRICE

Fille ?

FLO

Gonzesse.

BRICE [la regardant d'un air entendu]

Gentille fille ?

FLO

Bonne gonzesse.

BRICE [insistant]

Belle fille bien gentille et très intelligente ?

PRUNE

Eh, tu excèdes un peu les règles du jeu, ce me semble.

FLO

Et on s'en étonne encore ? C'est l'ordre des choses, non ?

[Citant la chanson de la scène 3.]

Les hommes se comportent en hommes, forcément.

PRUNE

Très juste ! Et je me permets d'en remettre une mesure :

Les jules demeurent des jules, justement.

BRICE

Merci mes chéries. Les clichés simplistes des vieilles féministes résistent bien, visiblement. [sur un ton de camelot] Réservez vite mes devises sexistes, des investissements indélébiles ! En prime, ces idées pré-digérées évitent de réfléchir !

PRUNE

Peuh, tu penses te défendre et tu t'enterres de plus en plus. C'est nul.

BRICE

Si être intelligent c'est débiter des évidences ineptes et imiter les serins, rien de bien difficile. Je m'inscris !

Les filles s'expriment en filles, évidemment.

FLO

Bon commencement ! Je propose de le prolonger et de composer notre propre concert.

Genre musical : world music.

FLOPRUNEBRICE
Les hommes rêvent de dorloter
Mes tendres formes
Les jules rêvent de turluter
Entre mes jupes
Les filles rêvent de militer
En femmes libres
 
Les hommes se comportent en hommes, forcémentLes jules demeurent des jules, justementLes filles s'expriment en filles, évidemment
 
Les filles excitent le désir
Des esprits libres
Les hommes se cognent le front
Contre nos formes
Les jules restent perpétuellement
En vue des jupes
 
Les hommes se comportent en hommes, forcémentLes jules demeurent des jules, justementLes filles s'expriment en filles, évidemment
 
Les jules ne brûlent que de
Relever les jupes
Les filles m'électrisent si
Je les sens libres
Les hommes dont le fonds est bon
Mettent les formes
 
Les hommes se comportent en hommes, forcémentLes jules demeurent des jules, justementLes filles s'expriment en filles, évidemment

PRUNE

Cesse un peu de tendre des perches vers cette jeunette !

BRICE

Je te prie de te mêler de tes intérêts et de respecter les miens.

FLO

Oh, c'est bon, on reprend ! Seconde strophe.

FLOPRUNEBRICE
Les filles me semblent sensibles
Fines et dignes
Les jules semblent férus de stupre
Et de luxure
Les hommes semblent obsédés
Et c'est trop drôle
 
Les hommes se comportent en hommes, forcémentLes jules demeurent des jules, justementLes filles s'expriment en filles, évidemment
 
Les hommes s'honorent d'être obscènes
Comme c'est drôle
Les filles rient si gentiment
Et restent dignes
Les jules, leur prétendue ferveur
N'est que luxure
 
Les hommes se comportent en hommes, forcémentLes jules demeurent des jules, justementLes filles s'expriment en filles, évidemment
 
Les jules cuvent les relents
De leur luxure
Les hommes sont comme des porcs
Follement drôles
Les filles m'inspirent l'envie sincère
D'en être digne
 
Les hommes se comportent en hommes, forcémentLes jules demeurent des jules, justementLes filles s'expriment en filles, évidemment

PRUNE

Eh, tu cesses de semer tes fleurs bleues, de temps en temps ?

BRICE

Tiens tiens, t'es le chef ici ? Et elle, c'est le genre midinette, vierge inexpérimentée ? Je te le certifie, elle est experte en flirt et elle se défend très bien si elle le désire.

PRUNE

N'empêche, tu es perpétuellement le nez sur ses nénés et des bluettes sur les lèvres. Tu m'énerves.

BRICE [ironique]

Irritée ? Triste ? Vexée ? Je ne te dis rien de si gentil, et c'est pénible ? Évidemment, les vieilles ne m'inspirent rien de très tendre, c'est légitime.

PRUNE

Espèce de mufle !

BRICE

Espèce de chipie !

FLO

Stop, le ton monte trop ! Modérez vos propos.

BRICE

C'est elle ! Elle se mêle indéfiniment de l'intimité des gens.

PRUNE

Tu l'entends ? Ce séducteur veut reluquer tes fesses, c'est sûr !

BRICE

Crétine !

PRUNE

Rustre !

FLO

Eh, oh, c'est bon ! Je propose de clore le procès, OK ?

BRICE

Je me retire si cette simplette cesse ses invectives.

PRUNE

Je reste muette dès que cette brute cesse de m'engueuler.

BRICE

Petite dinde !

PRUNE

Vulgum pecus !

BRICE

Vipère !

PRUNE

Zébu !

BRICE

Imbécile !

PRUNE

Demeuré !

BRICE

Redis-le et je t'étripe, je t'ensevelis et j'imbibe tes vestiges de pisse !

PRUNE

Répète une seule lettre et je te descends, je te creuse une sépulture et je dégueule dessus !

FLO

Oh non, non, non, c'est trop fort ! Je sors.

Scène 12 : Prune, Brice

[Le ton monte progressivement.]

BRICE

Déficiente des méninges !

PRUNE

Cervelle déstructurée ! Enrhumé du bulbe !

BRICE

Infirme de l'intellect !

PRUNE

Hurluberlu de mes deux !

BRICE

Vieille pie débridée !

PRUNE

Séducteur de grues !

BRICE

Frigide et fière de l'être ! Fille de chienne !

PRUNE

Rebut de pute ! Releveur de jupes !

BRICE

Fétichiste des slips !

PRUNE

Culbuteur de pucelles !

BRICE

Préceptrice de minets !

PRUNE

Lèche-cul !

BRICE

Lèche-bite !

PRUNE

Enculé !

BRICE

Lesbienne !

PRUNE

Frustré de vulves !

BRICE

Privée de pines !

PRUNE

Suceur de queues !

BRICE

Technicienne des minettes !

PRUNE

Tu me répugnes, remugle pustuleux !

BRICE

Pestilence infecte, je te méprise !

PRUNE

Flux de cul merdeux !

BRICE

Fiente de sphincter fétide !

PRUNE

Mucus purulent !

BRICE

Mini vermine !

[Ils sont arrivés au paroxysme de leurs voix. Ils hurlent tellement qu'ils ne savent plus ce qu'ils disent, ils répètent hystériquement les mêmes mots.]

PRUNE

Mucus ! Mucus ! Mucus !

BRICE

Mini ! Mini ! Mini !

PRUNE, BRICE

Minus ! Minus !

[Ils se taisent brusquement en réalisant ce qu'ils viennent de dire, puis reprennent à mi-voix en balbutiant.]

Qu'est-ce que... tu... dis ?

Mi... nus... Mi... nus...

BRICE [insiste sur les I et les U]

C'est très cu-ri-eux.

PRUNE

C'est sin-gu-li-er.

BRICE

Tu dis des trucs qui me surprennent.

PRUNE

Qui eût dit que tu puisses dire ceci ?

BRICE

Prune... c'est bien Prune que tu te... tu t'intitules ?

PRUNE

Bien sûr, cher Brice. Brice ! C'est délicieux.

PRUNE, BRICE

C'est merveilleux de s'exprimer ensemble en termes identiques !

PRUNE

Utiliser le même lexique...

BRICE

Unifier les structures...

PRUNE, BRICE

Quelle liberté !

Genre musical : biguine.

PRUNE, BRICE
C'en est bien fini, c'est sûr
Des disputes ridicules
De ces stupides injures
Des insultes qui circulent
 
L'unité enfin reluit
C'est un tel succès de dire
Ce simple verbe : je suis
Rien ne peut plus l'interdire
PRUNEBRICE
Je suis Prune, l'unique
Je suis Brice, l'épique
Je suis télégénique
Je suis très esthétique
Je suis une éclectique
Je suis un peu rustique
Je suis du dernier chic
Je suis un excentrique
PRUNE, BRICE
L'entente qui règne ici
Est de celles qui persistent
Je peux suivre tes récits
Tu peux m'indiquer des pistes
 
Plus de querelles depuis
Que l'esprit n'est plus muet
Je te dis ce que je suis
Tu me dis ce que tu es
PRUNEBRICE
Je suis un incivique
Je suis une impudique
Je suis écuménique
Je suis une hérétique
Je suis un scientifique
Je suis une sceptique
Je suis un peu druidique
Je suis du genre féerique
PRUNE, BRICE
Je suis très bénéfique
Je suis rud'ment scenique
Je suis même schmilblick
Je suis très mirifique
Je suis énergétique
Je suis épidermique
Je suis un(e) frénétique
Je suis crûment lubrique

BRICE

Tu es si gentille, si belle, tu me...

PRUNE

Tiens, tu ne me dis plus que je suis vieille ?

BRICE

Vue de près, tu me sembles bien plus jeune ! C'est curieux, plus je suis près et plus tu me séduis.

PRUNE [ironique]

Bien sûr, bien sûr. C'est très crédible, ce speech. Et entièrement désintéressé, c'est évident.

BRICE

Je te jure, de te sentir si près, c'est délicieux.

PRUNE

Eh bien, si je t'excite tellement... Viens ici. Tu hésites ? Tu peux me serrer d'un peu plus près si tu veux.

BRICE

Sérieusement ? Je peux ? Tu veux te... me...

PRUNE

Puisque je te le dis !

BRICE

Je suis si heureux ! Je te prends, tu me prends !

PRUNE [lui touchant la poitrine à l'endroit du portefeuille]

Qu'est-ce que tu tiens ici ?

BRICE

Ici ? Euh... rien.

PRUNE

Si, si, je sens un truc, j'en suis sure.

BRICE

C'est rien, juste un étui en cuir.

PRUNE

Un étui ? C'est très curieux. Et qu'est-ce qu'il renferme, cet étui ?

BRICE

Rien qui t'intéresse.

PRUNE

Je pense que je devine. Un peu de fric, peut-être ?

BRICE

Eh bien... c'est juste. Quelques billets. Et ensuite ? C'est interdit ?

PRUNE

Que nenni ! Justement, j'en cherche ces temps-ci... Il t'en reste bien un petit qui ne te sert plus ?

BRICE

Hein ? Tu veux me piquer du fric ?

PRUNE

Te le piquer ? Quelle idée ! Je te prie humblement de me le céder, c'est très différent.

BRICE

Et si je refuse ?

PRUNE

Je me tire d'ici, tu restes seul et tu enterres tes rêves lubriques.

BRICE

Tu n'es qu'une pute !

PRUNE

Qu'est-ce que tu veux... Ce qui t'excite, c'est d'étreindre les femmes. Ce qui me grise, c'est de titiller les billets. Qu'est-ce qui est le mieux ?

BRICE

Quelle femme infecte ! Indigne ! Miteuse !

PRUNE [chantonne d'un air détaché]

C'en est bien fini, c'est sûr
Des disputes ridicules

BRICE

Grue ! Succube ! Pisseuse !

PRUNE

De ces stupides injures
Des insultes qui circulent

BRICE

Je te déteste ! Tu me débectes ! Tu me révulses !

PRUNE

Bien sûr, bien sûr... Les insultes, depuis que je vis en pleine rue j'en entends des vertes et des bien mûres. Tu penses si les tiennes me glissent dessus... pschitt ! [Apercevant Marc] Chut ! Un peu de tenue, quelqu'un vient.

Scène 13 : Prune, Brice, Marc

BRICE [allant vers Marc, tandis que Prune reste à l'écart]

Tiens, quelle surprise ! Bienvenue, vieux frère. Qu'est-ce qui suscite cette visite imprévue ? Tu reviens sur les lieux de tes vieilles intrigues ?

MARC

Je passe par là par hasard en allant acheter des tanagras chez le marchand d'art grec de la place Jeanne d'Arc.

BRICE

Le business se présente bien ces temps-ci ?

MARC

Ça va, je me défends pas mal.

BRICE

Et... le reste ? Je veux dire... vie privée, sentiment ?

MARC

Ah, ne m'en parle pas ! C'est le désastre.

BRICE

Et cette fille que tu tentes de séduire ? Rien de neuf ?

MARC

Néant. C'est sans cesse le même tabac : elle parle, je parle, ça semble marcher pas mal... et, paf, la panne ! Les phrases s'arrêtent, le langage s'efface. Ça l'agace, je m'énerve, elle se casse et je reste en carafe.

BRICE

Tu penses que c'est désespéré ? Eh bien, tu te méprends ! Je peux te rendre service. Je me pique, depuis peu, d'identifier le principe de ces incidents, et j'espère bien détenir un remède.

MARC

Le remède à mes pannes de langage ? C'est pas des salades ?

BRICE

Je le pense sincèrement. Le truc, c'est que tu te fixes sur quelques lettres et tu refuses de te servir du reste. Tu te définis un lexique très limité, et tu es frustré de n'utiliser que celui-ci. Je prends un exemple. Peux-tu me dire ceci : « si je pense, c'est que je suis » ?

MARC

C'est de Descartes, n'est-ce pas ?

BRICE

En effet. Vérifie si tu peux le répéter.

MARC

Je pense... car... c'est pas ça. Je pense être car ma pensée est... Ah, je ne me rappelle pas.

BRICE

Le frein est mis et bien serré. Tu sens cette inquiétude qui t'empêche de t'exprimer ? Tu préfères te censurer de peur de révéler tes incertitudes intimes. T'en libérer nécessite un événement brusque qui surprenne tes défenses et brise ce mur. [Il fait un signe à Prune qui va se placer discrètement derrière Marc.] C'est un seuil, tu me suis ? Les scientifiques disent qu'un seuil énergétique du même genre empêche les éléments chimiques de se désintégrer. Un minuscule surplus d'énergie, une étincelle infime, peut engendrer des effets immenses et irréversibles.

PRUNE [sautant sur Marc par derrière]

Grrrrr !

MARC

Aaah ! À l'aide ! Une tigresse en furie ! Elle est dingue !

BRICE

Je te présente Prune, qui interprète divinement les tigresses furieuses. C'est un registre qui lui sied merveilleusement. Reste que l'expérience est un plein succès.

MARC

Tu parles d'une réussite ! Elle a failli me filer un infarctus.

BRICE

Sérieusement ? Un inf... un inf... qu'est-ce que tu dis ?

MARC

Je dis : un infarctus. Une crise cardiaque si tu préfères.

PRUNE

Évidemment. Brice, j'espère que tu entends ce que c'est qu'un inf... inf... enfin, je veux dire, une crise.

MARC

Eh les amis, qui est-ce qui se fichait de ma gueule parce que je n'arrivais pas à dire certaines lettres ? Il me semble que je ne suis pas le seul à me heurter à un mur. Qui veut que je lui refasse le truc du tigre par-derrière ?

BRICE

C'est inutile. Ce mur-ci est bien fissuré, lui. Il peut finir de s'effriter en quelques minutes, si tu sers de guide.

MARC

Avec plaisir. Répétez juste ce que je vais chanter. Attendez, je cherche mes rimes... là, c'est fait.

Genre musical : musique cubaine (guajira, changui, cumbria).

MARC, BRICE, PRUNE
 
Hier midi j'émerge du pieu
Je me sens le ventre bien vide
Je cherche un peu, je cherche mieux :
Rien qui puisse m'emplir le bide
 
Je descends visiter les rues.
Entre l'fleuriste et l'ciné-club
J'prends une enseigne en pleine vue
Qui dit ceci : « Great English Pub »

MARC

Jusque-là, ça va ?

BRICE

Impec.

PRUNE

Nickel.

MARC, BRICE, PRUNE
 
Puis je lis en lettres qui brillent :
Dix heures – minuit, bière et gin.
Derrière les vitres, deux filles,
Une est en jupe et une en jean.
 
Dès que je zieute, c'est dément,
Je m'invente plein de bêtises :
Je les retiens, rempli d'aimants,
Je les surprends en plein strip-tease.

MARC

Ça suit sans difficultés ? Pas de remarques ? Rien de particulier ?

PRUNE

Qu'est-ce que tu veux dire ? Quel genre de difficultés ?

MARC

Rien, rien, je demandais juste en passant, au hasard. Si ça se passe bien, je persévère. Faites gaffe, là ça devient plus chaud.

MARC, BRICE, PRUNE
 
Je deviens vite leur intime,
Je les enfile, je les nique.
Quel ensemble, quelle dream team,
Plus libérés que des beatniks !

BRICE

Si tu veux bien discuter, juste une minute... C'est très gentil, cette petite musique. Et ensuite ? Quel est le but, réellement ?

MARC

Si tu en as assez, j'arrête quand tu veux.

BRICE

C'est juste que je suis un peu perdu. Tu es censé me permettre d'exprimer mes pensées en des termes que, jusqu'ici, je ne peux dire seul. Eh bien, je te suis, j'exécute scrupuleusement ce que tu me dis, et puis, rien. Qu'est-ce que tu veux de plus ?

MARC

Mais je ne veux rien de plus. Je suis très satisfait. Le travail est fait.

PRUNE

Hein ? Qu'est-ce que tu prétends ?

MARC

Si je ne m'abuse, j'ai bien entendu l'un et l'autre articuler les termes great, jean, aimant ?

PRUNE

Eh bien ?

MARC

Et puis strip-tease, dream team, beatniks.

BRICE

Bien, et ensuite ?

MARC

Eh bien ils s'écrivent chacun avec un A et ça n'a pas eu l'air tellement gênant.

BRICE

Par la barbe d'Allah !

PRUNE

Pas mal balancé ! Le stratagème n'est pas banal !

BRICE

Je sens des trucs bizarres qui se passent dans ma tête ! Premièrement avec Prune, ensuite là avec Marc... Ça remue là-dedans, ça s'agite... Il faut que je remette un peu de calme et d'équilibre dans ce bazar.

[Il se met en position de méditation.]

Je respire... Je respire lentement... Je respire pleinement...

MARC

Qu'est-ce qu'il fabrique ?

PRUNE

Aucune idée. Peut-être qu'il s'est fait mal quelque part ? Il n'a pas l'air bien dans sa peau.

BRICE

Un peu de silence ! Je ne m'entends plus méditer.

[Reprenant]

Je m'emplis et je me vide, je m'emplis et je me vide.

PRUNE

Il faudrait peut-être intervenir ? Ça m'ennuie de le laisser dans cet état.

MARC

Tu veux que j'appelle un médecin ?

BRICE

La ferme ! Il me faut du silence, rien d'autre !

[Reprenant]

Mes nerfs se détendent. Mes membres ne pèsent rien.

PRUNE

Le pauvre... Si ce n'est pas malheureux, à cet âge !

MARC

Hélas, ma pauvre dame, c'est bien triste mais c'est la vie...

BRICE

C'est pas fini de me chambrer, bande de sauvages ? Ça va, je capitule, je vais me chercher un lieu plus tranquille par là-bas. Ne faites pas de bêtises pendant ce temps-là.

Scène 14 : Prune, Marc

MARC

Qu'est-ce qu'il veut dire par « ne faites pas de bêtises » ?

PRUNE

Je ne sais pas. Il a des idées étranges, de temps à autre.

MARC

S'il ne revient pas dans les cinq minutes, je m'en vais, tant pis. J'ai du travail.

PRUNE

Qu'est-ce que tu fais dans la vie ?

MARC

Je suis marchand d'art et d'antiquités. Là, par exemple, j'étais parti acheter des tanagras.

PRUNE

Ah ? Et... ça vaut cher, les tanatrucs ?

MARC

Tanagra. Des statuettes grecques en terre cuite. Ça vaut assez cher, mais ça se revend bien.

PRUNE

Et tu as un magasin ?

MARC

Bien sûr. Une galerie, plus exactement. Tu peux venir la visiter si ça t'intéresse.

PRUNE

Ça peut être amusant. Tu es spécialisé dans un genre particulier ?

MARC

Pas vraiment, je suis très éclectique. Attends, je vais te présenter le catal... [Il tousse.] le catal... [Il tousse de plus en plus fort.]

PRUNE

Hé, qu'est-ce qu'il t'arrive ? Tu veux de l'eau ?

MARC

Merci, ça va aller. Qu'est-ce que je disais ? Ah, j'ai justement l'inventaire de la galerie dans ce sac. [ou : dans cette mallette, cet attaché-case, etc.] Tu veux regarder ?

[Il sort un catalogue. Tous deux se rapprochent et le feuillettent ensemble en chantant ce qu'ils voient.]

Genre musical : rumba.

MARC, PRUNE
Un tableau de Rémi Blanchard
Un vase archaïque de Crète
Un grand vaisselier campagnard
Un gri-gri et deux amulettes
 
Un sac Hermès en peau de bête
Une table en marqueterie
Un service de huit assiettes
Un très ancien plan de Paris
 
Un livre de Michel Sicard
Vingt-quatre carreaux d'arbalète
Un lustre à tête de canard
La Sainte-Chapelle en maquette
 
Un incunable de Beckett
Une chapka de Sibérie
Un truc à fair' la vinaigrette
Et un autre plan de Paris
 
Un brûlis de Christian Jaccard
Un transect de Paul-Armand Gette
Une pièce en cuivre d'un liard
Le Taj Mahal en allumettes
 
Le caddie de Matthieu Laurette
Une djellaba d'Algérie
Un bel étui à cigarettes
Et un autre plan de Paris
 
Quatre chandeliers Henri VII
Un authentique Guarneri
Deux dizaines de statuettes
Et un dernier plan de Paris

PRUNE

Eh bien, ça en fait de la thune, ce bazar ! Rien qu'à regarder les prix j'en ai mal à la tête.

MARC

Ne t'en fais pas, les vrais amateurs d'art, ceux qui savent apprécier ce qu'ils achètent, ils acceptent de mettre le prix que je leur demande. Quand un client essaie de marchander en me disant que ça ne vaut pas ce prix-là, je ne le garde pas une minute de plus dans le magasin. Je sais que ça ne servirait à rien de discuter.

PRUNE

En ce cas, tu ne manques sûrement pas de fric ?

MARC

Je ne suis pas à plaindre, en effet.

PRUNE

Et tu es seul à gérer cette affaire ?

MARC

Ça dépend des années. Il m'est arrivé d'embaucher une secrétaire à mi-temps, mais actuellement je n'en ai pas, je suis seul.

PRUNE

Et ça ne te dirait pas d'en engager une maintenant ?

MARC

Peut-être, je ne sais pas. Tu penses à quelqu'un en particulier ?

PRUNE

Ça se peut.

MARC

Il faudrait déjà que tu me la présentes. Quand est-ce que ça te semble envisageable ?

PRUNE

Quand tu veux. À vrai dire, c'est déjà fait.

MARC

Vraiment ? Je l'ai déjà vue ?

PRUNE

Tu la regardes depuis dix minutes.

MARC

Si je t'entends bien, ça veut dire que tu es candidate ?

PRUNE

Ça te surprend ? Je cherche du taf depuis pas mal de temps et j'ai de l'expérience.

MARC

C'est intéressant. Tu as un CV détaillé à me transmettre ?

PRUNE

Mais, attends... Quand tu embauches quelqu'un, tu as aussi une chambre à lui affecter ?

MARC

Eh, il ne faut pas exagérer ! J'habite un appartement au-dessus de la galerie, mais je n'ai pas de chambre supplémentaire. D'ailleurs, une secrétaire n'a aucune nécessité d'habiter sur place.

PRUNE

Évidemment. Mais imagine que je n'aie pas seulement les aptitudes requises par le secrétariat, mais aussi... [s'approchant de lui, séductrice] d'autres qualités. Des capacités, je dirais, plus appréciables après le travail. Tu me suis ? Dans ce cas, peut-être qu'un partage de l'appartement serait envisageable ? Même avec une seule chambre ?

MARC [tenté]

Je ne sais pas... Il faut réfléchir... Ce n'est pas si simple...

PRUNE [l'enlaçant]

Je t'assure que ça n'a rien de difficile.

Scène 15 : Prune, Marc, Flo

FLO

Oh oh, j'observe de drôles de choses de ce côté. L'homme de mes rêves chope de fort belles personnes entre nos rencontres. Je n'ose rompre ce moment de profonde tendresse.

[Elle s'apprête à se retirer quand Prune l'aperçoit.]

PRUNE [à Marc]

Tiens ! Regarde qui est là !

MARC

Elle ! Je ne m'attendais pas à ce qu'elle revienne si vite. [à Flo] Hé, attends ! Ne t'en va pas !

FLO

Comment ? On se permet de me héler et de m'ordonner de rester ? C'est trop fort !

MARC

Ne te fâche pas, je t'en prie ! Je t'ai blessée dans le passé, c'est vrai, c'est de ma faute. Mais j'ai bien changé ces derniers temps, je te jure. J'ai appris à m'exprimer sincèrement et sans retenue.

FLO

Des mots, encore des mots !

MARC

Tu n'entends pas la différence ? Tu ne t'es pas aperçue que je ne parle plus de la même manière ? Attends, j'ai envie de te dire... Un truc que je ne t'ai jamais dit... Et ce n'est pas faute de le penser, je t'assure. Tu ne devines pas ?

FLO

Je n'ose comprendre...

MARC

Mais si, tu sais très bien ce que je vais te dire. Je t'aime. Je t'aime, ma chérie. Je l'ai tellement pensé sans être capable de te le dire, mais maintenant je peux enfin : je t'aime.

FLO

Oh, c'est bon d'entendre ces mots gonflés de promesses.

MARC

Essaie de le dire aussi, je suis sûr que tu peux le faire.

FLO

Je... Je te... Non, c'est trop d'effort.

MARC

J'ai fait la plus grande partie du chemin. Maintenant, la suite dépend uniquement de ta décis... [Il tousse.] de ce que tu décideras.

FLO [bas, à Prune]

Je me sens tellement perplexe. Mes repères flottent encore. Mes sens sont tentés et mes forces se dérobent.

PRUNE

Si tu le penses sincèrement, tu peux arriver à le dire, c'est sûr.

FLO

Prononcer ces mots, c'est promettre et me compromettre. Perdre le monopole de mes pensées. Cesser de me comporter selon mes propres volontés.

Est-ce le moment de plonger ? Je te presse de me répondre honnêtement, selon tes compétences et ton bon sens.

PRUNE

Je ne peux quand même pas décider à ta place. En cet instant, tu es la seule maîtresse de ta vie.

FLO [après un temps]

Marc !

MARC

Flo ?

FLO

Marc... je crois que... je t'aime.

MARC

Oh, elle l'a dit !

FLO

Quel changement étrange ! Je me sens toute différente d'un seul coup. Comme si quelque chose venait de se briser en moi.

MARC

Comme c'est drôle ! Moi aussi je me sens tout chose. À la fois plus libre et plus... comment dire... plus complet.

[Ils s'approchent lentement comme pour s'embrasser. Au moment où il va la toucher, Flo se recule brusquement.]

FLO [déclame avec grandiloquence, et elle continuera ainsi jusqu'à la fin de la scène]

Ciel ! Qu'aperçois-je ici ? Ne me méprends-je pas ?
N'as-tu point une chaine attachée à ton bras ?

MARC

Comment ?

FLO

Ce bijou d'or que je crus voir paraître
M'en remémore un autre. Ah, cela peut-il être ?
Laisse-moi regarder avec un œil tremblant
Ce que je ne puis croire et souhaite ardemment.

MARC

Ça ? C'est un bracelet qui me vient de mon père.
Je le porte toujours. Qu'est-ce que ça peut faire ?

FLO [examinant le bracelet]

Oui c'est bien lui, serti à jamais en mon cœur.
Mon frère retrouvé, viens embrasser ta sœur !

MARC

Hein ? Qu'est-ce que tu dis ? [à Prune] Elle est dingue ?

PRUNE [déclamant comme Flo]

J'ignore
D'où vient que de ce titre insigne elle t'honore.
Mais je ne doute point que dans un temps fort court
Nous ouïssions un noble et saisissant discours
Qui jette sur ses mots une pleine lumière.

FLO

Je vous veux rapporter le récit que ma mère
Lorsque j'étais enfant m'a cent fois raconté.
Rendons grâce au Seigneur dont l'immense bonté
A voulu qu'en ce lieu je fisse connaissance
Du frère âgé d'un an au jour de ma naissance
Qui n'en avait pas deux lorsque je le perdis.

MARC

Quoi ? J'entrave que dalle à tout ce que tu dis.

PRUNE [à Flo]

Chère enfant, ton récit que je pressens tragique,
Ne le voudrais-tu point assortir de musique ?
Il en serait, je crois, de moitié plus touchant.

FLO

Je veux, pour te complaire, en tirer un doux chant.
M'accompagneras-tu de ton timbre suave ?
Toi, frère, à nos aigus, mêleras-tu ton grave ?

MARC

Que je chante ? Après tout, on n'est plus à ça près.

PRUNE

À servir Érato tes choreutes sont prêts.

Genre musical : baroque.

FLOMARCPRUNE
Mon père était un honnête marchand
Qui faisait commerce d'épices
Il possédait sur la mer du Levant
Deux galères à son service
Le goût des bateaux
Le bout des gâteaux
 
Un triste jour, pour affaire il fallut
Qu'il embarquât sur l'une d'elles
Hélas ! du sort, la cruauté voulut
Qu'il fût pris par des infidèles
Pirates ottomans
Tomates au piment
 
Ces mécréants exigèrent bientôt
Pour que mon père eût droit de vivre
Qu'il leur cédât outre ses deux bateaux
Une rançon de mille livres
Ça en fait de l'or
Le lait ça sent fort
 
Devant choisir ou la ruine ou la mort
Il fit une épître à ma mère
Quand elle apprit ce triste coup du sort
Ses larmes coulèrent amères
Triste et accablée
Christ est attablé
 
Pour retrouver un époux trop aimé
Avec un sublime courage
Elle embarqua sur un navire armé
Cinglant vers ces côtes sauvages
Mit à l'eau des voiles
Vit des os à moelle
 
À ses côtés deux enfants innocents
Poupons encore à la mamelle
Ignoraient tout des desseins menaçants
De la mer aux fureurs mortelles
La mort de moutards
Moutarde Amora
 
Après deux jours de navigation
Une tempête furibonde
Fit chavirer notre embarcation
Et nous précipita dans l'onde
Au choc, à la mer
Chocolat amer
 
La Providence lança sur les flots
L'auteur de notre sauvetage
Une chaloupe et quatre matelots
Qui nous menèrent au rivage
L'abri des mioches
L'ami des brioches
 
Ma mère ainsi survécut avec moi
Quant à mon frère et sa nourrice
Nous les crûmes perdus, Dieu ! quel émoi
Au fond de l'amer précipice

MARC

Quelle histoire inouïe ! Alors, tu crois vraiment...

FLO

Nul doute n'est permis. Ce brillant ornement
Est en tout point semblable à celui que ma mère
Laissa partir au bras de mon malheureux frère
Et dont je possédais l'identique doublon.

MARC

Mais alors, toi et moi... Nous avons tout du long
Cru tomber amoureux, alors que notre entente
N'était que fraternelle ?

FLO

Oh, mais combien charmante !
Allons, point de regrets ; viens plutôt m'embrasser.
Songe qu'un temps nouveau va pour toi commencer.

[Ils se serrent fraternellement dans les bras.]

Scène 16 : Prune, Marc, Flo, Brice

BRICE

Tiens, je vous trouve ensemble ! Alors, l'affaire est faite ?

MARC

Ah non, tais-toi ! Le ciel m'est tombé sur la tête.

BRICE

Qu'est-ce qui s'est passé ? Parle, tu me fais peur.

MARC

Figure-toi que Flo n'est autre que ma sœur ;
Qu'on ne s'est pas revus depuis le plus jeune âge ;
Qu'elle me pensait mort dans un affreux naufrage ;
Qu'elle m'a reconnu grâce à ce vieux bijou ;
Et que, bien sûr, l'amour est exclu entre nous.

BRICE

Hein, quoi ? Qu'est-ce que c'est que cette absurde histoire ?

MARC

Mais c'est la vérité ! Tu ne veux pas me croire ?

BRICE [à Flo]

Comment tu lui as fait gober tous ces bobards ?

FLO

Oh, c'était pas très dur.

PRUNE

Il est un peu jobard.

BRICE

Quand même, un truc pareil ! Tu te prends pour Molière ?

FLO

Tu sais que j'ai pensé à faire une carrière
D'actrice ? En attendant, je prends des cours d'impro.

PRUNE

Ça ne m'étonne pas. Tu faisais vraiment pro
Dans ton grand numéro de tragédie antique.

MARC

OK, vous m'avez eu. Je suis une bourrique.
Mais alors, si c'était du grand n'importe quoi,
En fait rien ne s'oppose à ce que... toi et moi...

PRUNE

Tu n'as donc pas compris quel était le message
Subliminal de Flo ? L'histoire du naufrage
Qui vous a séparés, c'est pourtant transparent.

MARC

C'est vrai ce qu'elle dit ? Dis qu'elle se méprend !

FLO

Non, c'est la vérité : je ne me sens pas prête.
Tout est encore un peu trop confus dans ma tête.
Oui, je sais, je disais que c'était le moment,
Je voulais me fixer, être femme et maman...
Mais depuis ma rencontre aujourd'hui avec Prune
J'ai beaucoup réfléchi. Ne m'en tiens pas rancune
Si j'espère trouver un lien plus chaleureux
Avec une copine au lieu d'un amoureux.

MARC

Au fond, tu as raison, notre histoire est minable.
J'étais si malheureux de me voir incapable
D'articuler trois mots sans passer pour un fou,
Que je me suis jeté sans attendre à ton cou
Simplement parce que tu m'écoutais sans rire.

PRUNE

Oui, mais grâce à cela tu as appris à dire
Les mots qui te bloquaient. Et du coup, nous aussi
Nous avons résolu de semblables soucis.
Cette malédiction que nous trouvions si dure
Ne nous accable plus. Quelle belle aventure !

MARC

C'est fini ! Maintenant plus rien n'est interdit.

FLO

Tous les mots sont permis ! Ce qu'on pense, on le dit.

BRICE

On peut croire, en effet, que tout ce que vous dites
Sort naturellement, sans règle et sans limites.
Et pourtant je ressens quelque part l'impression
Qu'on n'échappe jamais à toute restriction.
Pensez-vous que j'ai tort ? Est-ce que j'exagère ?

PRUNE

Il me semble pourtant que le vocabulaire
Que nous utilisons est vraiment infini.
Tous les mots compliqués que nous avions bannis,
Je les dis à présent : donjuanisme, harmonique...

FLO

Ah oui, c'est rigolo : boucanier, johannique...

MARC

Minahouet, barigoule, agioteur, soliveau.

PRUNE

Pandémonium, chafouine, argousier, godiveau.

FLO

Pouliage, courcailler, diadoque, loculaire.

MARC

Contrapuntiste, arsouille,

PRUNE

ouralien, grossulaire.

FLO

Bourdaine, ulcérations,

MARC

ouaiche,

PRUNE

adénovirus.

FLO

Éburnation,

MARC

fouacier,

PRUNE

douaire,

FLO

echinocactus.

BRICE

Ça suffit comme ça ! Arrêtez vos histoires !
Vous savez plein de mots, très bien, c'est méritoire.
N'empêche : nous n'avons pas vraiment tout compris,
C'est une conviction qui m'occupe l'esprit.
Vous ne percevez pas un petit quelque chose
Qui nous limite encore et contraint notre prose ?
Il faut qu'on trouve quoi. Ouvrons grand nos... quinquets,
Cherchons bien tous ensemble et mettons le paquet.

PRUNE

Moi, je veux bien chercher, mais dis-nous comment faire !
Tu penses qu'il suffit d'ouvrir grand les... paupières ?

MARC

Elle a raison : il faut que tu t'expliques mieux.

BRICE

Je vous dis que c'est là, juste devant...

MARC, FLO, PRUNE

nos yeux !

[Dans les répliques qui suivent tous les Y sont fortement accentués.]

BRICE

Nous y voilà !

FLO

Youpi !

MARC

L'hypothèse cryptique
Démystifiée enfin !

PRUNE

Voyelle sympathique !

MARC [à Flo]

Sous tes beaux yeux sexy...

FLO [à Marc]

Tes doux yeux de dandy...

PRUNE [à Brice]

Sous tes yeux de hippy...

BRICE [à Prune]

Tes grands yeux de lady...

MARC

S'étale maintenant la langue toute entière !
Notre imagination s'exprime sans frontière.

FLO

Hourrah ! Je peux yodler, rythmer à volonté !

MARC

Bégayer, syncoper en toute liberté !

BRICE

Mieux : nous avons accès à toute la culture.
Théâtre, poésie, chanson, littérature,
Nous pouvons tout citer, tout conter, tout chanter !
Puisons dans ce trésor de quoi nous enchanter.

Genres musicaux : romantique, reggae-fusion.

MARC
Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent
C'est la grande pitié de la langue française
 
MARC, FLO
Un ami véritable est une douce chose
Et rose elle a vécu ce que vivent les roses
 
FLO
La chair est triste, hélas, et j'ai lu tous les livres
Et qui vit sans tabac n'est pas digne de vivre
 
FLO, BRICE
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand
 
FLO, BRICE, MARC
Vous avez bien sujet d'accuser la nature
Qui veut voyager loin ménage sa monture
 
BRICE, MARC
La critique est aisée, et l'art est difficile
Non, non, c'est bien plus beau lorsque c'est inutile
 
BRICE
Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère
Mon âme a son secret, ma vie a son mystère
 
GWEN
Je suis le ténébreux, le veuf, l'inconsolé
Un seul être vous manque et tout est dépeuplé
 
PRUNE
Le cornédbif en boîte empeste la remise
Ah ! qu'en termes galants ces choses-là sont mises
 
PRUNE, FLO
Tendre corps féminin, ton plus bel apanage
Qui m'est une province, et beaucoup davantage
 
PRUNE, FLO, BRICE
Je reçus de l'amour la première leçon
Aux armes, citoyens, formez vos bataillons
 
PRUNE, BRICE
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes
Échevelé, livide au milieu des tempêtes
 
PRUNE, BRICE, MARC
Ta tactique était toc, ta Katie t'a quitté
Il n'y a plus d'après à Saint-Germain-des-Prés
 
PRUNE, MARC
Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi
Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois
 
PRUNE, MARC, FLO
C'est la lutte final', groupons-nous et demain
Ne gravons pas nos noms au bas d'un parchemin
 
PRUNE, MARC, FLO, BRICE
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles
Bénissant votre nom de louange immortelle

[Les répliques suivantes sont chantées toutes ensemble dans une terrible cacophonie qui va crescendo.]

MARC
Ah ! le petit vin blanc qu'on boit sous les tonnelles
Ou penchés à l'avant des blanches caravelles
FLO
Qu'il est joli garçon, l'assassin de Papa
Des goûts et des couleurs on ne discute pas
BRICE
Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume
Toute douceur contient une part d'amertume
PRUNE
Le train ne peut partir que les portes fermées
Mais ce n'est plus pareil et tout est abîmé

GWEN [essaye de couvrir le vacarme en criant et en jouant fortissimo]

Silence ! Fermez-la ! Taisez-vous ! Écoutez !
Calmez-vous ! Bouclez-la ! Vos gueules ! Arrêtez !

MARC
C'était l'heure tranquille où les lions vont boire
Et venant de null' part surgit un aigle noir
FLO
Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal
Il m'a filé un' beign', j'y ai filé mon futal
BRICE
Si vous me poursuivez prévenez vos gendarmes
Le presbytère n'a rien perdu de son charme
PRUNE
J'ai disloqué ce grand niais d'alexandrin
Aujourd'hui plus qu'hier et bien moins que demain

GWEN

Assez ! Je n'en peux plus ! Taisez-vous tout de suite !
[à part] Ils ne m'entendent pas... Tant pis, je prends la fuite !

[Gwen plaque un dernier accord, referme bruyamment le piano et sort. Les autres tentent de l'appeler.]

FLO

Oh, stop !

MARC

Pars pas là-bas !

BRICE

Finis ! Ici !

PRUNE

Zut, dur !

[Réalisant que c'est inutile, ils se laissent tomber.]

FLO

God !

MARC

Damn !

BRICE

Shit !

PRUNE

Fuck !

[Après un silence, ils commencent timidement à parler l'un après l'autre, puis de plus en plus vite, si bien qu'on entend une phrase continue comme si elle était prononcée par une seule personne.]

FLO

Oh

MARC

la la,

FLO

trop

BRICE

chi-

MARC

-ant !

FLO

On

MARC

n'a

PRUNE

plus

MARC

d'a-

PRUNE

-ppu-

BRICE

-i

PRUNE

mu-

BRICE

-si-

MARC

-cal.

PRUNE

Plus qu'un

MARC

a-

PRUNE

-ppu-

BRICE

-i,

FLO

on

MARC

a

PRUNE

vu

MARC

par-

BRICE

-tir

PRUNE

un

BRICE

li-

MARC

-ant

FLO

so-

BRICE

-ci-

MARC

-al.

BRICE

Il

MARC

a

PRUNE

su-

BRICE

-ffi

PRUNE

d'un

BRICE

in-

MARC

-stant,

FLO

nos propos co-

PRUNE

-mmuns

FLO

sont

BRICE

finis,

FLO

on

MARC

part cha-

PRUNE

-cun

MARC

dans

FLO

son

BRICE

trip,

PRUNE

plus un

FLO

mot

MARC

à

PRUNE

l'u-

BRICE

-ni-

FLO

-sson.

[Un temps.]

MARC

A-

FLO

-lors,

MARC

chan-

FLO

-tons

PRUNE

plu-

FLO

-tôt !

BRICE

Il

PRUNE

su-

BRICE

-ffit

MARC

d'a-

FLO

-ssor-

BRICE

-tir

FLO

nos tons. Prononçons

MARC

cha-

PRUNE

-cun un

FLO

son,

PRUNE

pu-

BRICE

-is

MARC

pa-

FLO

-ssons

MARC

à l'har-

FLO

-mo-

BRICE

-ni-

MARC

-sa-

BRICE

-ti-

FLO

-on.

Ils reprennent le prologue, chantant chacun ses notes puis tous ensemble. À l'endroit où Gwen les avait arrêtés en jouant un ré, ils chantent eux-mêmes le ré tous ensemble puis continuent. À partir de là ils peuvent tous chanter toutes les notes et pas seulement celles avec leur voyelle (mais ils continuent à dire les noms des notes qu'ils chantent comme seules paroles). La pièce se termine sur ce tutti a cappella, à moins que Gwen ne rentre pour les accompagner.

Rideau