Note d’intention
(concernant la mise en musique)

Illustre aux États-Unis, la notion de «comédie musicale» est quasiment inexistante en France, à l’exception de quelques productions à très gros budget où la forme (scénographie, mise en espace, sonorisation) tend en général à l’emporter sur le fond (texte, interprétation, langage musical). On ne peut qu’applaudir l’existence et le succès populaire de tout spectacle vivant (même s’il repose sur une médiation technique omniprésente, voire sur des fragments pré-enregistrés) qui parvienne à fédérer un public large, et à faire vivre nombre d’artistes et techniciens. Et pourtant, la nécessité de moyens aussi considérables (qui peuvent conduire à privilégier des formules éprouvées et rentables plutôt qu’à prendre des risques) est-elle indissociable de la comédie musicale en tant que genre ? Le paysage new-yorkais nous montre que non, puisqu’on y trouve, au-delà des plus célèbres théâtres de Broadway, myriade de salles «off-Broadway», «off-off-Broadway» et ainsi de suite, à des échelles de plus en plus modestes, où prennent pourtant vie des productions incroyablement variées et audacieuses, qui émeuvent et divertissent, amusent et font réfléchir, tout autant que les immenses spectacles que nous connaissons ici.

Fort de ce constat, je réfléchissais à voix haute un soir en compagnie du cercle d’«oulipotes» dont j’ai l’honneur d’être proche (ainsi se baptisent les écrivains, poètes, aphoristes, expérimentateurs passionnés qui suivent, et souvent même précèdent, les travaux de l’Oulipo). En effet, l’Oulipo (Ouvroir de Littérature Potentielle, fondé en 1960) et l’Oumupo (son équivalent pour la musique, que j’anime moi-même depuis 2011) proposent d’envisager la création artistique expérimentale sous un angle à la fois méthodique et ludique, qui non seulement stimule l’imagination de l’auteur mais désacralise aussi le processus d’écriture, le rendant compréhensible et accessible au public. Serait-il possible d’étendre cette démarche à la comédie musicale ? J’espérais trouver un écho auprès des vétérans de notre cercle, notamment Nicolas Graner (qui y contribue depuis vingt ans) dont je connaissais le goût pour les musiques populaires — et pourtant, il resta circonspect : pas question pour lui de s’amuser avec des contraintes d’écriture (toutes virtuoses qu’elles puissent être) au détriment de la richesse de la narration, de la sincérité des personnages, de la lisibilité de l’histoire. La chose semblait impossible. Cependant, quelques semaines plus tard, j’eus la surprise de recevoir un message de Nicolas… qui avait non seulement trouvé une histoire méritant d’être racontée et chantée (où l’emploi de contraintes d’écriture était entièrement justifié), mais venait d’en rédiger d’un coup les quatre premières scènes.

Le fonctionnement de «Harmoniques» (titre qui est en lui-même une trouvaille de Nicolas, puisqu’il désigne non seulement les propriétés acoustiques nous permettant de distinguer les phonèmes de la voix humaine, mais dont l’écriture elle-même oblige à utiliser les cinq voyelles de la langue française, dans le même ordre que celui d’entrée en scène des personnages de la pièce) est limpide : quatre personnages, quatre voyelles (le E — et l’accompagnement musical — étant partagé par tous). Au-delà du niveau de lecture le plus évident, toutefois, l’observateur le plus attentif n’en finira pas de découvrir de nouvelles finesses, des subtilités inattendues à toutes les échelles. La structure du texte en est un exemple frappant : au-delà du déroulement logique de l’histoire et des interactions entre personnages, la pièce est en fait découpée en seize scènes qui mettent en œuvre, de façon systématique, toutes les combinaisons possibles entre les quatre personnages (sachant qu’un seul personnage doit entrer ou sortir entre chaque scène) — y compris la scène centrale à «zéro personnage», ou seul l’accompagnement musical reste présent, et prend la parole !

À un niveau encore plus détaillé, les mises en abyme sont omniprésentes (notamment dans le prologue et la dernière scène) ; les subtilités, innombrables (par exemple l’étonnant monovocalisme en "U" lors de l’apparition de Prune au centre de la pièce, ou l’inoubliable altercation entre Prune et Brice qui se résout spectaculairement sur le mot "minus", ou encore l’épisode de la découverte du "Y") ; les traits d’esprits, divertissements et clins d’œil, ne cessent de montrer combien l’auteur, de connivence avec ses personnages (et avec le public), s’amuse et se délecte des bizarreries de notre langue, nos conventions langagières et nos références culturelles.

Comment mettre en musique un tel labyrinthe ? Une possibilité amusante est de choisir des styles musicaux qui se réfèrent discrètement à la contrainte des personnages : par exemple en ne permettant à Marc et Flo ("A" et "O") de ne chanter ensemble que du "tango" ou de la "bossa nova".

Une autre piste plus subtile me fut donnée par une petite chanson que j’avais moi-même précédemment mise en musique, au sein de l’Oumupo, sur un texte en bivocalisme (chanson qui avait d’ailleurs précisément contribué à inspirer Nicolas Graner) : traduire l’alternance entre les deux voyelles du texte par une mélodie qui monte et qui descend d’un intervalle donné. Je décidai de systématiser ce procédé (extrêmement contraignant), de façon à ce que toutes les notes chantées soient gouvernées par la voyelle de leur syllabe. Lorsque Marc passe du E au A, sa mélodie est obligée de monter d’une sixte (et de descendre, inversement, lorsqu’il revient du A au E). Pour Brice (du E au I) c’est une quinte obligatoire, pour Flo (du E au O) une quarte, pour Prune (du E au U) une tierce, et quand la voyelle ne change pas les notes doivent rester fixes ou conjointes. Pire encore : lorsque les personnages, au second acte, adoptent peu à peu de nouvelles voyelles, le schéma continue mais cette fois en mouvement inverse (intervalles descendants plutôt qu’ascendants). Mais c’est là une contrainte très technique, et quasiment indiscernable (même pour les musiciens aguerris) : à moins de savoir qu’elle est là, on n’entendra qu’un Blues, un Rock, un Lied ou une Salsa…

Cette sophistication musicale est pour moi une façon de faire écho à la structure en «mille-feuilles» du texte de Nicolas Graner, avec ses multiples niveaux de lecture — ce qui nécessite beaucoup de dextérité, non seulement dans la mise en musique (puisque les syllabes et les voyelles changent d’un couplet à l’autre, il faut donner l’illusion que les phrases mélodiques restent identiques, pour que l’auditeur perçoive un sentiment de cohérence et de familiarité). J’espère ainsi m’inscrire dans la même volonté que lui : raconter, au-delà des finesses et tours de force), une véritable histoire, drôle et touchante même sans mode d’emploi, accessible à tous même au premier degré, où s’expriment des personnages sincères et profonds, à travers des scènes théâtrales et des numéros musicaux à la fois expressifs et entraînants. Tel est mon idéal en matière de comédie musicale.

Valentin Villenave.